200 km à pied, ça use, ça use...

Franchir les Alpes à pied tenait du rêve depuis plusieurs années. La page des voyages en camping-car tournée et la condition physique encore bonne, le moment était venu de nous y lancer. 200 kilomètres de Cernier à Ronco.

Il y en avait trois cents au programme, pour effectuer quasiment une traversée de toute la Suisse, du Nord au Sud, en traversant les trois grandes régions du pays que sont le Jura, le Plateau et les Alpes. L'hospitalisation dans un état très critique d'un proche nous a conduit à mettre prématurément fin à notre périple, avant d'atteindre Locarno en descendant le Val Maggia. Cette dernière partie est remise à une autre fois.

Nous nous levions déjà sans courbatures le matin du troisième jour, à notre grand étonnement, après deux journées de 25 km chacune, avec 5 kg sur le dos de Jocelyne et 7 sur le mien. La rapidité avec laquelle des corps de septuagénaires peuvent s'habituer à fournir un effort tout de même conséquent est remarquable. C'est probablement aussi le fruit des quelque dix milles pas que nous essayons de parcourir quotidiennement. Notre médecine préventive. Mais la marche est une affaire de force autant mentale que physique. Bref, la tête et les jambes nous auraient emmenés bien au-delà de Ronco, même après avoir gravi non sans essoufflement et sueur les cols du Grimsel et du Nufenen.

"- Salut Jacques! En forme pour une nouvelle journée de travail? Encore quatre mois et tu rempliras comme nous ton agenda de retraité d'une multitude de rendez-vous, mais librement consentis.

- Bonjour vous deux! Où allez-vous comme ça, une journée de marche en perspective?

- Davantage. Nous partons à pieds pour Locarno. Nous passerons la première nuit à Ins.".

C'était notre médecin qui arrivait à son cabinet au moment de notre départ. Il a récemment conseillé à Jocelyne de marcher régulièrement, mais sans forcer, pour ménager ses rhumatismes. Il s'est peut-être dit que ses recommandations avaient déjà été oubliées, ou que j'entraînais une fois de plus Jocelyne dans des aventures déraisonnables. Moi, je me rappelle du jour où Jocelyne m'a dit: "Tu sembles te préparer à marcher jusqu'à Locarno tout seul. Et moi?". A notre retour, elle m'a aussi laissé entendre sur l'oreiller qu'elle était partante pour une nouvelle grande randonnée a pedibus.

Notre premier point de passage, le jour du départ, a été Trois-Bornes. Elles sont quatre pour délimiter l'intersection des anciennes frontières communales de Fenin, Neuchâtel et Valangin. C'est aussi par là que passe l'itinéraire pédestre no 2 qui traverse la Suisse du Nord au Sud. Tous les chemins pédestres balisés sont indiqués sur l'excellente app SuisseMobile. Si c'est avec l'app maps.me que notre itinéraire a été préparé, s'agissant principalement de la longueur des étapes, des dénivelés et de la réservation des hôtels, c'est avec SuisseMobile que nous avons choisis et suivis les chemins les plus adéquats. Outre l'utilité inouïe de ces apps, le fait qu'elles tiennent toutes, plus tant d'autres, dans la petite taille de son smartphone les rend à la fois plus écologiques et plus pratiques que la quantité de cartes topographiques, de prospectus, d'horaires de transports publics ou encore d'appareils photographiques qu'elles remplacent. S'ajoute l'appréciable gain de poids.

Arrivé au bord du Lac de Neuchâtel, nous le contournons par l'Est pour commencer la traversée du Plateau en direction de Berne. Nous craignons la monotonie et le manque de relief du paysage, plus habitués que nous sommes aux montagnes jurassiennes; à tort. La découverte des cultures maraîchères que nous connaissons peu et le charme des villages traversés nous enchantent. L'alternance de forêts et de champs cultivés ainsi que quelques raidillons nous révélerons un Plateau plus diversifiés, au relief plus prononcé qu'attendu.

Le troisième jour se limite à une dizaine de kilomètres, entièrement dans la ville de Berne, en passant devant le Palais Fédéral et Zytglogge (la tour de l'horloge) avant de traverser l'Aar par la passerelle métallique construite en 1857 par Riggenbach. Changement de décor et d'ambiance pour redécouvrir le charme de la capitale fédérale.

Nous remontons les jours suivants l'Aar jusqu'à sa source dans le massif du Grimsel, en longeant les lacs de Thoune et de Brienz. En arrivant à Münsingen, pour passer la nuit, nous nous affalons sur les chaises de la terrasse de l'hôtel en laissant tomber nos sacs à terre. Le serveur, à qui nous commandons des grandes bières panachées en lui demandant la clé de la chambre, nous répond qu'il n'y a pas de réception. Nous devons enregistrer notre entrée au moyen d'une tablette fixée dans le corridor et activer nous-même la clé de la chambre au moyen d'une carte en plastic prélevée sur une pile déposée à côté. J'imagine la tête du touriste moins versé que nous à l'usage des derniers instruments de la société numérique. Et ce n'est pas fini. Alors que Jocelyne est à la douche, j'essaie de m'enquérir de l'actualité du jour à la télévision. L'écran s'allume et m'indique que je dois lancer l'app TV de mon smartphone et "caster" l'image sur l'écran au moyen de la clé HDMI portant le numéro de la chambre; en prenant garde d'être bien connecté à la borne wifi de l'hôtel. Ca devient de plus en plus technique; mais ça fonctionne. J'imagine la tête du touriste d'avant, s'il a réussi à entrer dans sa chambre.

Nous faisons étape à Thoune où nous admirons les jeunes gens surfant sur la vague soulevée par l'Aar; alors qu'elle s'échappe de la retenue très importante pour réguler le débit arrivant en ville de Berne et empêcher que le quartier de la Matte ne se retrouve les pieds dans l'eau par forte pluie.

Nous quittons Guttannen pour nous lancer dans l'ascension du Col du Grimsel par l'ancien chemin muletier. Au moment d'escalader le talus en contrebas du deuxième barrage du Grimsel et les escaliers conduisant à l'hospice, les cuisses grincent, le dos s'humidifie, les bâtons se plantent durement entre les cailloux et le souffle s'épaissit; mais les yeux se remplissent d'un spectacle étourdissant de beauté. La bière panachée sur la terrasse, le souper délicieux dans la salle à manger d'époque et la nuit dans une chambre fort bien restaurée rendront l'étape à l'Hospice du Grimsel inoubliable. C'est la halte touristique à ne pas manquer.

Mauvaise nouvelle en nous réveillant. Une soeur de Jocelyne, a été hospitalisée d'urgence aux soins intensifs, terrassée par une pancréatite aigüe. C'est la surprise totale. Pourquoi elle? La descente du Grimsel à travers des prairies sèches dorées et encore tachetées de fleurs aux couleurs vives nous remontent le moral. Nous nous gavons de myrtilles et nous nous réjouissons de retrouver notre fils Thomas qui nous rejoint pour quelques jours. Le lendemain, nous nous attaquons au Col du Nufenen. Une vingtaine de kilomètres jusqu'à Ronco et plus de mille mètres de dénivelé. Encore une belle et dure journée.

Nous quittons l'hôtel de Ronco pour une petite marche. C'est la deuxième journée de repos de notre périple. Le ciel est bleu et nous remontons le Val Bedretto. Thomas nous raconte sa rentrée scolaire. Il est ravi d'enseigner les arts visuels au lycée. Le smartphone de Jocelyne sonne, un message arrive d'un neveu. Sa soeur est au plus mal, les médecins ont demandé à ses enfants de se préparer au pire. Nous sommes effondrés. La poursuite de notre marche à Locarno perd de son sens. Nous avons les jambes coupées. Nous rentrons le jour même par le premier train au départ d'Airolo. L'espoir d'un rétablissement est aujourd'hui permis.

Cernier, le 3 octobre 2021 / Renaud Tripet


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