Le Marcheur en 1950


Ephéméride

Paul Amar, Daniel Auteuil, Josiane Balasko, Richard Berry, Richard Branson, Flavio Briatore, Elie Chouraqui, Bertrand Delanoë, Peter Gabriel, Patrick Juvet, Miou-Miou, Stevie Wonder et le marcheur naissent en 1950. Léon Blum, Vaslav Nijinski, George Orwell et George Bernard Shaw décèdent.

En 1950, la France inaugure la première horloge parlante téléphonique. Robert Schumann déclare la fondation de l'Union-Européenne. La guerre de Corée éclate. Arrestation d'Ethel et Julius Rosenberg. Le prix Nobel de la paix est attribué à Ralph Bunche. La République populaire de Chine proclame l'égalité des sexes.


Le Marcheur

Le 1er mars, la République et Canton de Neuchâtel fête son affranchissement de la tutelle du roi de Prusse. Une course militaire relie ce jour-là les deux villes du canton, La Chaux-de-Fonds, métropole horlogère et Neuchâtel, le chef-lieu. Toute la population est dehors, qu'il fasse beau ou qu'il neige. C'est souvent le cas au col de la Vue-des-Alpes qu'il convient de franchir pour relier le haut et le bas du canton. La course commémore la révolution fomentée par les républicains du haut qui sont descendus libérer le bas aristocratique et attaché à la couronne du roi de Prusse, prince de Neuchâtel. Pour les uns c'est une fête, pour les autres cette commémoration a encore cent-deux ans plus tard les relents amères de la chute de l'ancien régime.

Issus de deux familles du bas, aux origines aristocratiques, Marie et Félix, jeunes mariés, déjà parents d'un premier rejeton, préfèrent la chaleur de la couette et la grasse matinée polissonne à la manifestation patriotique du 1er mars. Ce n'est pas pour eux une manière d'exprimer qu'ils se méfient encore aujourd'hui de la république, c'est seulement qu'ils ont l'âge où les plaisirs charnels sont plus importants que les actes politiques. Tout le monde n'est donc pas sorti en ce 1er mars 1950 pour saucissonner le long du parcours de la marche commémorative. Marie et Félix concevront ce jour-là un deuxième fils qui verra le jour le 1er décembre suivant. C'est par une marche manquée que commence l'histoire du marcheur.

Ce matin là, un spermatozoïdes de Félix gagna la course effrénée dans l'utérus de Marie pour pénétrer l'ovule en attente. Plus tard, c'est en repensant à cette poursuite aussi déraisonnable que naturelle que le marcheur s'affranchira des remords engendrés par ses propres courses amoureuses, parfois adultérines. L'analogie entre la folle compétition que se livrent les spermatozoïdes expulsés dans une cavité étrangère, aussi bousculée qu'un ballon de jeu, et les hommes en proie à l'amour fou d'un alter hétéro ou homo l'interpelle encore aujourd'hui.

La chaleur augmenta soudainement au point d'atteindre une température difficilement tenable. Tout se bousculait dans un va-et-vient de plus en plus accentué qui me faisait glisser au fond d'un trou. J'avais de la peine à m'agripper à des parois devenues mouillées. Un puissant jet d'un liquide agréablement tiède m'emporta dans un tuyau raide qui m'expulsa dans une cavité aussi mouvementée que celle d'où je venais. J'étais entouré de mes semblables qui tous se mirent à onduler de toutes leurs forces pour avancer dans la tiédeur du fluide qui nous avait arrachés de chez nous. J'ondulais aussi et, malgré moi, je m'aperçus que j'avançais plus vite que les autres. En quelques secondes je les avais tous dépassés en me propulsant avec une énergie décuplée. Je progressais dans l'obscurité, en suivant le courant tiède.

Boum! Je me jetai sans rien voir contre une paroi formée d'un tissu tendu que je transperçai et qui se colmata aussitôt derrière moi. La course était finie. Le souvenir de mes semblables restés derrière la paroi s'estompa rapidement et une drôle de sensation, comme si mon corps m'échappait, m'envahit et finit par m'étourdir. Je me laissai sombrer dans une léthargie plutôt agréable et reposante après cette course effrénée. Je m'endormis.

Encore mal réveillé, j'avais l'impression de me retrouver dans une chambre semblable à celle dont j'avais été arraché quelque temps plus tôt. J'étais en suspension dans un liquide à bonne température, un peu balloté dans un corps en continuelle expansion. Heureusement, l'espace était suffisant; mais je n'arrêtais pas de grandir et de ressentir mes muscles se raffermir. Bouger mes membres et m'appuyer contre les parois souples de ma chambre me faisait du bien. Une sensation inconnue me surprit. Des espèces de vibrations semblaient venir de l'autre côté de la paroi. Je les ressentais dans tout le corps et elles résonnaient dans ma tête.

Une chaleur semblable à celle que j'avais ressentie peu avant d'être expulsé de ma première chambre se fit à nouveau sentir. Les parois de ma chambre commencèrent à se resserrer puis à se détendre. Le rythme augmentait et j'étais de plus en plus comprimé. Ça devenait insupportable. Je commençais à étouffer et l'envie me prit de m'échapper. Je me retrouvai coincé la tête en bas, de plus en plus serré. La panique. Puis, soudainement, avec le seul oeil que j'arrivais à ouvrir, j'aperçus un point lumineux. Une voix intérieure me disait que mon salut était vers cette lumière. Sans trop d'effort, presque poussé de l'intérieur, je me glissai par l'orifice du tuyau y conduisant. Une lumière éclatante m'aveugla. il y avait un vacarme épouvantable. Je me retrouvai pendu par les pieds et j'avais l'impression de m'allonger, d'être attiré vers le bas par le poids de ma lourde tête. Je trouvai la force de pousser un effroyable cri qui me fit cracher un liquide épais qui m'obstruait la bouche. On me plongea dans une eau à la température agréable où je retrouvai les sensations confortables qui étaient celles de ma chambre. Je m'endormis.

Au réveil, j'avais le nez écrasé contre une paroi tendre et chaude, un peu comme celle de ma chambre. On essayait de m'introduire dans la bouche quelque-chose de mou d'où s'écoulait un liquide un peu sucré que j'avalai avec plaisir. Il faillait aspirer avec force, mais c'était bon.

La vie en apesanteur, libre de mes mouvements est déjà un souvenir qui tourne à la nostalgie. On me plonge bien tous les jours dans un fond de cuvette rempli d'eau tiède, mais c'est alors pour me frotter tout le corps et m'asperger la tête avec une eau savonneuse qui me pique les yeux. Des mains puissantes m'empoignent en me coupant le souffle pour me déplacer, pour m'habiller ou pour m'écraser contre des bouches qui sentent souvent la vinasse et la fumée. Serré jour et nuit dans un lange qui me pique les fesses et dans des habits trop ajustés, j'ai parfois l'impression d'étouffer. C'est encore pire quand on me serre dans une épaisse couverture qui pèse autant que moi. Barricadé dans un lit qui ressemble plutôt à une cage, il fait souvent trop chaud, mais j'y retrouve un peu de tranquillité. Des voix familières passent à travers les murs de la pièce. Je suis parfois réveillé en sursaut par un petit bonhomme qui entre dans ma chambre en poussant la porte qui vient butter contre mon lit. Il passe ses mains à travers les barreaux du lit, mais il n'arrive pas à me toucher et il repart aussitôt en sautillant.

On m'installe chaque jour dans un pousse-pousse pour m'emmener prendre l'air dans les rues et les parcs. Les autos et les camions me font sursauter à leur passage. Ils font un vacarme épouvantable et ils sentent mauvais. Quand il pleut, ils projètent de fines gouttelettes sur mon visage. Le chemin est certains jours plus chaotique et il s'enfile dans la forêt. J'entends quelques chants d'oiseaux et les grands branchages sous lesquels nous passons me font peur; mais c'est le moment de la journée que je préfère et je m'endors la plupart du temps avant la fin de la promenade. Je me réveille en général alors que nous sommes de retour à la maison. Des parfums de chocolat chaud et de sucre m'envahissent et je donne de la voix pour y goûter. On me colle alors au sein de Maman ou on m'enfile dans la bouche une tétine. Le lait tiède me fait oublier les arômes qui ont réveillé mon estomac.

En flottaison dans ma première chambre obscure, le temps s'écoulait lentement et sans contrainte. J'étais tout au plus légèrement balloté à intervalles réguliers, mais j'avais l'impression d'être maître des lieux, de l'espace et du temps. Je m'auto-régulais sans rien demander à personne. Je n'étais pas, comme aujourd'hui, sans cesse empoigné, retourné, frotté, emmaillotté ou gavé. Heureusement qu'il y a les promenades quotidiennes. Les bruits et le spectacle me réservent des nouveautés tous les jours. Les arbres changent de couleurs et le temps varie. J'aime bien être emmené en pousse-pousse, je me demande comment les grandes personnes qui m'entourent font pour se déplacer sur leurs propres jambes. Je me réjouis de faire comme elles et d'acquérir la liberté de me déplacer tout seul.

Les promenades du matin et de l'après-midi semblent faire partie du quotidien au même titre que manger, être plongé dans le lavabo et dormir. C'est l'activité que je préfère, même si le balancement de la poussette m'endort presque toujours. Je me réveille en général dans mon lit ou encore dans la poussette, abandonnée sous un arbre du jardin. Le soleil me brûle parfois un peu les joues, d'autres fois c'est plutôt la pluie ou le vent que me fouettent le visage; mais j'aime bien ces sensations. Après quelque temps, le paysage se transforme et se colore. Il fait plus chaud, j'entends les oiseaux chanter dans les arbres et les gens parler un peu plus loin. Il m'arrive de crier et on m'apporte à boire ou à manger, j'aimerais me rapprocher des personnes que j'entends, mais je n'arrive presque pas à bouger. Je vois devant moi, quand je tourne la tête, je suis entouré de tissu bleu et blanc. J'aimerais me dégager.

Le jour s'assombrit et, quelques fois, une multitude de petites lumières remplissent le ciel. Il y a en a une grosse qui apparait parfois et qui m'oblige de fermer les yeux. Je m'endors alors. Je ne sais pas toujours si je suis endormi ou réveillé. Mais quand on me plonge dans l'eau du bain, je suis bien réveillé et il est difficile de respirer sans boire une tasse d'eau savonneuse. Je tousse pour recracher l'eau involontairement avalée. C'est désagréable, surtout quand mon frère plus grand est aussi dans la baignoire et qu'il s'amuse à m'asperger d'eau.

Laissé seul dans ma chambre, Il arrive qu'une musique me parvienne qui me rappelle vaguement celle que j'entendais quand j'étais dans la chambre toute noire d'où j'ai été expulsé. J'y étais bien. Il y a aussi les aboiements du chiens qui répondent à une sonnette qui me fait toujours sursauter. Je pleurs un peu pour m'en remettre.

Je ne comprends pas pourquoi je me retrouve régulièrement plongé dans une obscurité totale qui me conduit dans un monde où les bruits et les formes m'effrayent le plus souvent. Le ciel noir se remplit d'éclairs jaunes et je suis approché par des êtres bizarres. Quand ils me font pleurer, une lumière éblouissante me ramène dans l'autre monde. On me colle au sein tiède de Maman ou on me glisse une tétine en caoutchouc dans la bouche pour que j'aspire un liquide frais. Je me sens mieux et je comprends vite que je peux faire un peu durer ce moment de pur plaisir en buvant lentement.

J'arrive depuis quelques jours à me dresser sur mes jambes en m'accrochant au bord de la table. Je tiens ainsi quelques minutes avant de retomber à bout de force sur mon derrière. Je me retrouve un jour entouré de paquets et de grandes personnes qui toutes se sentent obligées d'écraser leur gros nez contre mes joues. Des mains puissantes me soulèvent et me tiennent à bout de bras comme si j'étais un ballon. Haut perché je vois une flamme scintiller au milieu d'un grand gâteau. d'aucuns déballent les paquets et me montrent des objets dont je ne comprends pas l'utilité. Je ne comprends pas plus pourquoi tout ce monde fait tant de bruit en mangeant le gâteau dans lequel était plantée une bougie. Je ne suis pas mécontent d'être reposé dans mon lit, à l'écart de tout ce vacarme.